Article extrait de la NVO. Le lien pour s’abonner : http://www.nvo.fr/index.php
Loi Travail Alors que la mobilisation contre le projet de loi « Travail » ne faiblit pas depuis 4 mois, Philippe Martinez, secrétaire général de la CGT rencontrait la ministre du Travail, le 17 juin. Entretien.
NVO : Qu’avez-vous dit à la ministre du travail lors de votre rencontre ?
Philippe Martinez : Ce rendez-vous a permis de formaliser les propositions de la CGT au sujet du projet de loi « Travail ». Le gouvernement, par souci – ou stratégie – de communication, en était resté à notre demande de « retrait » ; nous lui avons remis l’autre versant de notre réflexion, à savoir des propositions offensives pour un véritable code du travail.
Chaque organisation a fait des propositions, et nous verrons si, par la suite, nos propositions sont prises en compte.
Quelles sont ces propositions ?
Il y a d’abord le problème de l’inversion de la hiérarchie des normes. La CGT y est opposée, et nos propositions, au contraire du projet de loi actuel, confortent le respect de la hiérarchie des normes en donnant davantage de pouvoir aux branches par le renforcement du principe d’accord majoritaire.
Nous affirmons aussi la nécessité, pour les accords d’entreprise, de prendre en compte l’impact de la concurrence entre les entreprises.
On l’a vu avec les routiers, par exemple, si on pèse sur le niveau de majoration des heures supplémentaires dans une entreprise, ça met automatiquement la pression sur les entreprises concurrentes.
On peut ainsi avoir un accord d’entreprise dit « gagnant » pour certains salariés car supposé préserver ou développer leur emploi ; mais si, à côté, l’accord fait fermer trois autres entreprises du secteur, quel est l’intérêt social et économique pour la filière et pour le pays ?
Et ensuite ?
Ensuite, – puisqu’un procès d’intention est fait à la CGT quant à son respect des accords majoritaires, alors même qu’elle en a été à l’initiative dès 2008 et qu’elle s’est battue pour que ce soient les syndicats représentant 50 % des salariés qui puissent valider un accord (ce qui n’était pas le cas) –, nous avons réaffirmé notre opposition au « référendum des salariés » qui signifie que des syndicats représentant moins de 50 % des salariés pourraient organiser un référendum pour s’opposer à la décision de la majorité des syndicats.
Nous avons également fait des propositions en termes de droits des salariés et des organisations syndicales pour recréer, par exemple, des heures d’information syndicale qui permettraient concrètement de faire vivre la démocratie participative dans l’entreprise dont le gouvernement parle tant.
Nous avons par ailleurs réaffirmé notre opposition aux accords dits « offensifs », qui consistent à accroître la flexibilité voire restructurer l’entreprise même quand elle fait des profits. En revanche, nous avons reprécisé qu’en cas d’accord « défensif », c’est-à-dire lors de projets de licenciements pour raisons économiques, il était nécessaire de pouvoir recourir à un expert, et de remettre le juge au centre de la décision quant à la qualification de l’accord d’un point de vue juridique.
En matière de médecine du travail, nous avons réaffirmé la nécessité d’avoir des visites médicales et de faire de la prévention pour la santé des salariés. Le ministère du Travail doit travailler avec celui de la Santé à créer de nouveaux postes de médecins du travail ; ce ne sont certainement pas les salariés – avec les conséquences que cela aurait pour leur santé – qui doivent s’adapter à la pénurie de médecins du travail.
Nous avons en outre demandé la suppression de l’article concernant le remboursement des indus par les privés d’emploi sans intervention d’un juge.
Le gouvernement essaie de cantonner la CGT dans un rôle de contestation. Mais la CGT conteste et propose. Nous avons donc demandé la suspension du processus parlementaire, afin que chacun prenne le temps des discussions nécessaires à la transformation de ce texte, à partir des propositions faites.
La création de commissions permanentes de branche avec un avis consultatif sur les accords d’entreprises ne convient pas ?
Nous y sommes opposés, car l’aspect consultatif ne suffit pas. S’il y a création de comités de branches, ils doivent avoir un pouvoir restrictif, avec des moyens d’expertises économique et juridique.
D’autant que – on le sait bien – dans nombre de syndicats et d’établissements – y compris ceux de grande taille –, les élus, quand il y en a, ont peu de moyens pour se défendre.
L’inversion de la hiérarchie des normes est votre désaccord fondamental avec le gouvernement ?
Oui, et c’est là toute son ambiguïté : il veut bien discuter mais pas de ce sujet-là. Le gouvernement parle beaucoup de démocratie sociale, participative, de citoyenneté dans l’entreprise. Mais que dire de la « loyauté de la négociation » du Medef – que nous avons déjà pointée il y a plus d’un an – et dont nous venons d’avoir une nouvelle démonstration avec la négociation sur l’assurance chômage ? Globalement, le patronat arrive en négociation en disant : « c’est comme ça et pas autrement ».
Et dans les entreprises, ça donne : « on a le droit de discuter, mais du texte de la direction, c’est tout ». Voilà à quoi se limite le dialogue social.
On lit que la CGT se radicaliserait, mais on entend aussi, de plus en plus, le terme de « négociation »…
Notre formule a toujours été : « remettons les compteurs à zéro ». Nous demandons le retrait du texte, en tout cas des parties précisées. Bien sûr, on ne va pas réclamer le retrait de la « garantie jeunes » – et cela n’a rien à voir avec le code du travail – alors que c’est un acquis de la lutte. Le compte personnel d’activité est une boîte à outils qui ne contient rien de nouveau, puisque le compte personnel de formation et le compte pénibilité existent déjà.
Sur ce point, le texte se contente de confirmer l’existant. Il manque d’ambition, alors qu’il y a grand besoin de créer une véritable sécurité sociale professionnelle avec des droits transposables et le respect du paiement de la qualification tout au long de la carrière.
En revanche, la colonne vertébrale du texte, qui suppose que l’accord d’entreprise prime sur les garanties collectives, est une conception radicalement distincte de celle du code du travail de notre pays. Cette conception est à l’œuvre ailleurs et son résultat, c’est la loi de la jungle, c’est-à-dire une mise en concurrence exacerbée, par le dumping social, des entreprises et donc des salariés.
C’est déjà le cas autour de nous…
Oui. En Espagne par exemple, où les collègues expliquent que cinq millions de salariés ne bénéficient plus des conventions collectives ; que les salaires sont divisés par deux dans certaines professions, puisque c’est l’accord d’entreprise qui prime, le minima de branche n’étant plus la référence…
Il y a aussi des accords où se multiplient les temps partiels : on est embauché pour travailler 4 heures par semaine, on en fait 10 réellement et les 6 non prévues dans le contrat ne sont pas payées…
C’est le développement de la précarité sans la réduction du chômage escomptée. Avec des phénomènes que l’on pourrait bientôt connaître en France : une génération qui quitte le pays en quête de travail. Quand les demandeurs d’emplois s’en vont, le chômage, effectivement, baisse, mais la vitalité du pays diminue. Comme en Italie, où la précarité et les temps partiels se sont développés – sauf qu’au bout des CDD, le chômage remonte. Idem en Belgique.
Le problème est un peu différent en Allemagne : les conventions collectives y sont fortes ; du coup, ce sont les patrons qui quittent le syndicat patronal pour ne plus appliquer la convention collective. De multiples exemples montrent que ce n’est pas une politique spécifique à la France mais bien le résultat de directives européennes que les gouvernements appliquent au nom de la réduction des dépenses publiques.
Serait-on capable de contrer cette logique, en France ?
Je constate une forte mobilisation depuis presque quatre mois. Et ce, malgré les tentatives de diversion du gouvernement – dont certaines très violentes – pour nous sortir du véritable débat autour de la loi. Un nouveau sondage réalisé au lendemain de la manifestation où la CGT a été accusée par le premier ministre de complicité avec des casseurs montre que plus de 60 % des Français sont toujours opposés à cette loi, le pourcentage étant beaucoup plus important chez les salariés.
Qui plus est, c’est parmi les jeunes que l’on trouve le plus fort taux d’opposition à ce projet. Cela montre bien que nous ne nous battons pas uniquement pour « les privilégiés qui ont du boulot » mais bien aussi pour ceux qui n’ont pas encore de travail et qui voient bien l’avenir qu’on leur prépare.
Une sortie de crise est-elle possible ?
Oui, dès que le gouvernement sera disposé à discuter au lieu d’imposer. La votation citoyenne que nous menons est un succès et doit s’amplifier, c’est la preuve que la démocratie sociale est quelque chose que nous nous attachons à faire vivre plutôt que de l’invoquer. Y compris des salariés favorables au texte nous remercient de les consulter.
C’est le contraire du 49.3, le contraire de l’attitude du gouvernement depuis le début de cette mobilisation qui se poursuivra lors de deux journées de manifestation nationale, les 23 et 28 juin prochain.
Plus de six Français sur 10 (64%) estiment que, « face aux mouvements sociaux », le gouvernement « doit retirer » le projet de loi travail à l’origine de plus de trois mois de contestation.
Selon un sondage Tilder/LCI/OpinionWay, publié le 16 juin.
Un chiffre en très léger retrait par rapport à une précédente enquête : le 26 mai, ils étaient 66% à penser que le gouvernement devait retirer le projet de loi de la ministre du Travail Myriam El Khomri. Les partisans du retrait se trouvent majoritairement parmi les jeunes de 18 à 24 ans (80%), puis les 25-34 ans (75%) et les 35-49 ans (71%). Par statut, les salariés sont 69% à se prononcer pour le retrait (50% des indépendants et 48% des retraités), dont 70% des salariés du privé et 64% de ceux du public.
Enquête réalisée par questionnaire auto-administré en ligne les 15 et 16 juin auprès d’un échantillon de 1.002 personnes représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus, selon la méthode des quotas.