TAFTA
Risques et enjeux
Le projet de création d’un grand marché transatlantique se résume de plus en plus clairement à un grand agenda de libéralisation des deux économies, américaine et européenne. Les barrières tarifaires entre les États-Unis et l’Union européenne sont aujourd’hui négligeables. Ce qui est sur la table des négociations, ce sont quasi exclusivement les « barrières non-tarifaires », c’est-à-dire l’ensemble des normes, lois et standards techniques concernant les biens et les services.
Les risques de refaire les mêmes erreurs soixante ans après, mais cette fois à l’échelle transatlantique, sont bien réels.
Risque envers les missions de protection du consommateur
Les services des douanes devraient être les premiers impactés par cet accord. Le mandat de négociation donné à la Commission européenne précise en effet que « L’Accord contiendra des dispositions visant à faciliter le commerce entre les Parties, tout en garantissant l’efficacité des contrôles et des mesures anti-fraude. À cette fin, il comprendra des engagements des Parties, entre autres, sur les règles, les exigences, les formalités et les procédures concernant l’importation, l’exportation et le transit », avec pour objectif de « promouvoir la modernisation et la simplification des règles et des procédures, des normes de documentation… ». Il est donc à craindre que cet accord n’accélère les attaques contre l’activité des Douanes au nom de la primauté donnée au commerce et qu’au-delà de l’allègement des procédures, ce soient les missions mêmes de cette administration qui soient remises en cause.
Une telle évolution est d’autant plus probable qu’un des objectifs principaux de cet accord est d’éliminer les obstacles non-tarifaires au commerce, c’est-à-dire les normes et réglementations visant à protéger les consommateurs, l’environnement et les travailleurs. Or ces normes sont considérées par les entreprises étrangères comme des mesures de protection du marché intérieur vis-à-vis de la concurrence extérieure (et appelées donc « barrières non-tarifaires »). Cette élimination passerait d’abord par un alignement sur la norme la plus basse. En matière alimentaire, sanitaire et environnementale, tout comme en matière sociale et technique, les normes les moins protectrices sont souvent les normes américaines.
Au total, ce sont toutes les missions de protection des consommateurs, celles de la Douane mais également celles de la DGCCRF, qui risquent d’être remises en cause, avec à la clef la poursuite du démantèlement de ces administrations. D’autant que les USA et l’UE ont des manières très différentes de protéger les consommateurs. Aux USA, dont le gouvernement n’applique pas une protection ex ante, c’est par les voies offertes de recours aux tribunaux que les consommateurs peuvent agir à posteriori, et obtenir des indemnisations en tant que victimes. Dans les États européens, c’est par l’établissement de normes que cette protection est assurée tantôt à priori, tantôt à posteriori. En outre, le principe de précaution n’est pas reconnu aux USA. Or il est à craindre que la vision américaine, qui a l’avantage de mieux correspondre aux intérêts des multinationales, ne l’emporte.
Risque en matière fiscale
Les questions fiscales pourraient également être concernées par l’accord. Au nom de la suppression des obstacles non-tarifaires, on peut craindre en effet que la capacité de l’État et des collectivités locales à taxer les entreprises ne soit sérieusement amoindrie. Outre le fait que des multinationales pourraient toujours arguer que de nouvelles mesures fiscales leur portent préjudice, l’obligation de transparence à l’égard des investisseurs soumettra de fait les décideurs publics à la pression de ces derniers pour toute décision, y compris fiscale, qui pourrait les affecter.
Cet accord risque aussi de sonner le glas de toute taxe sur les transactions financières dans la mesure où il « comprendra des dispositions sur l’entière libéralisation des paiements courants et des mouvements de capitaux » ?
On peut également s’interroger sur la compatibilité avec cet accord des mécanismes de financements publics mettant en œuvre d’autres critères que ceux du marché.
On peut craindre enfin que cet accord n’affaiblisse la régulation du secteur financier. Sur ce point, il est intéressant de noter que c’est l’UE qui veut inclure les services financiers dans la négociation, alors que les USA n’y sont pas favorables. En fait, l’UE défend la position des banques européennes qui souhaitent à travers cet accord pouvoir échapper aux contraintes de la loi Dodd-Franck américaine, prise suite à la crise financière. Les lobbies financiers américains soutiennent cette demande européenne, car ils espèrent ainsi remettre en cause cette loi. À l’inverse, les velléités européennes de réglementation de certaines activités de la banque de l’ombre risquent d’achopper sur un refus des Américains. Au total, ce chapitre risque de se conclure sur un engagement à renforcer la coopération entre autorités de régulation mais sur la base d’une réglementation a minima.
Risques et enjeux sociaux
– Droits fondamentaux du travail
Les États-Unis n’ont ratifié que deux des huit normes fondamentales de l’OIT, tandis que tous les pays membres de l’UE les ont ratifiées toutes les huit. Il semble raisonnable d’exiger comme condition pour la signature d’un traité de libre-échange que d’abord l’ensemble des normes fondamentales du travail soient ratifiées, appliquées et surveillées par les deux parties signataires. Le traité doit ensuite engager les deux parties à ratifier, mettre en oeuvre, appliquer et surveiller l’ensemble des instruments à jour de l’OIT, ainsi qu’à se conformer à la jurisprudence qui s’y réfère, et ce dans un délai de moins de dix ans après la signature de l’accord de libre-échange.
– Droits de représentation collective des travailleurs
Alors que la logique de marché transatlantique implique un effacement total des barrières à l’échange entre les deux continents pour les marchandises et services, les décisions d’implantation des sites de production se feront sur les critères de coût, et les firmes multinationales statueront de manière centralisée. Or, les droits de participation des travailleurs, les fameux droits à information/consultation des comités d’entreprise, continueront de s’arrêter aux frontières. Le rapprochement transatlantique équivaut à cet égard à un amoindrissement du droit des travailleurs, pourtant garantis dans les constitutions européennes et dans la Charte des droits fondamentaux.
– Normes et standards techniques
La majeure partie des harmonisations américano-européennes soumise à négociation se situe dans le domaine des normes et standards techniques, considérés comme « barrières non-tarifaires ». Or, la philosophie derrière l’approche européenne de normalisation est très différente de l’approche américaine.
En Europe, l’évaluation des risques ex ante (principe de précaution) préside à la régulation, tandis qu’aux États-Unis, l’évaluation se fait ex-post, avec une garantie de prise en charge des conséquences (class action, indemnisation pécuniaire). En Europe, le risque pris en considération ne se limite pas aux dangers que le consommateur pourrait courir, mais aussi aux implications pour les conditions de travail et la santé et la sécurité au travail – ce qui est absent aux États-Unis. L’harmonisation comporte dès lors plusieurs dangers. Premièrement, l’affaiblissement du principe de précaution, sans que pour autant la prise en charge de cette absence de protection soit instaurée en échange ; ensuite, bien sûr la possibilité d’offrir un choix entre deux systèmes de normalisation, un choix qui s’opérerait sur la base des coûts uniquement, puisqu’effectué par des acteurs économiques ; et finalement, un recul possible de la protection des travailleurs.
Qui plus est, les négociateurs s’apprêtent à mettre en place un « conseil de coopération réglementaire transatlantique », qui échapperait totalement au contrôle démocratique et au regard des syndicats, mais qui aurait la compétence d’édicter de nouvelles normes transatlantiques3.
– Liberté de circulation des personnes
Alors que l’ensemble des circulations des biens et des moyens financiers devra être libéralisé, la circulation des personnes n’est envisagée que sous forme de « prestation de service mode-iv » soumise à la règle du pays d’origine, de transfert intra-groupe, ou de tourisme. La mobilité et la migration ne sont considérées que par le biais de l’intérêt économique que le déplacement des travailleurs peut apporter. Le droit fondamental de la liberté de circulation n’apparaît nulle part. Il serait pourtant logique et conséquent de libéraliser la circulation des personnes de la même manière que celle des biens ou moyens financiers, en garantissant une égalité de traitement et des droits et une application de la législation du lieu de travail.
Dans le cadre de l’accès aux marchés du travail, la reconnaissance mutuelle des diplômes et qualifications est nécessaire.
– Développement durable
Les traités de libre-échange comportent traditionnellement un chapitre dit de « développement durable » qui englobe des dispositions du domaine du droit social et du travail, de l’écologie, de la protection du climat et du droit des animaux, et du monde rural. Notre expérience syndicale nous apprend à être extrêmement circonspects vis-à-vis d’une telle approche. Contrairement aux autres chapitres de ces traités, aucun mécanisme de résolution des conflits et aucune possibilité de sanctions en cas de violation du traité n’est prévue. Par ailleurs, la rédaction des articles relatifs au sujet du droit social est peu détaillée, et n’offre que très peu de possibilités de mise en œuvre (c’est-à-dire d’être invoqués devant une juridiction) – contrairement à l’ensemble des articles traitant de la matière économique et technique qui sont très élaborés et offrent la possibilité de sanctions en cas de violation.
Sur les questions de responsabilité sociale, il apparaît nécessaire d’instaurer un droit d’alerte technologique dans l’esprit du droit de retrait qui existe dans le Code du travail français avec une protection pour le lanceur d’alertes.
– Service public
Les négociations semblent s’orienter actuellement vers une ouverture à la privatisation du service public par une technique dite de « liste négative ». Ceci consiste à lister l’ensemble des services publics qui ne sont pas ouverts à la privatisation et soumis à la concurrence – sous-entendant bien sûr que tous les services non mentionnés explicitement le seront. Or, dans le passé, l’expérience nous a enseigné que des problèmes de définition ou de formulation ouvrent des portes dérobées à une privatisation au-delà de ce qui était prévu lors de la négociation, et que tout type de service qui émerge pour répondre à des besoins nouveaux serait automatiquement de nature privée, car non inclus dans la liste négative. La CGT reste attachée, bien entendu, au maintien du service public, et s’oppose à la privatisation fut-elle à travers une approche d’une liste négative ou une « liste positive », autre technique parfois utilisée dans les traités de libre-échange. Cette dernière trouve parfois une acceptation parmi quelques syndicats en Europe parce qu’elle consiste à lister explicitement et seulement les types de service qui sont ouverts à la privatisation, à l’exclusion de tout autre. Ceci protègerait contre tout imprévu, et demanderait une renégociation pour des nouveaux services qui pourraient émerger à l’avenir. La CGT ne partage pas cette vision des choses.
– Risques de dérégulation
Pour parvenir à une relation d’échange débarrassée de toute régulation, les négociateurs européens et américains semblent s’entendre sur la mise en place d’un mécanisme de règlement des différends investisseur privé–État.
En langage technocratique, le mécanisme de règlement des différends investisseur privé-État (en anglais Investor-State Dispute Settlement, ISDS) est un cadre juridique spécifique qui permet aux entreprises multinationales d’attaquer, via des traités sur le commerce et l’investissement, un pays qui aurait pris ou qui souhaiterait prendre des mesures sociales ou environnementales pour protéger sa population. Cette procédure de règlement des différends investisseurs-États a été créée en 1994 et mise en œuvre dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce.
En clair, il s’agit d’un cheval de Troie destiné à mettre au pas les gouvernements. Ce mécanisme vise à contraindre leurs politiques publiques en réduisant ou détruisant leurs effets régulateurs sur la relation commerciale. Ce dispositif permet en effet à une entreprise de porter plainte contre un État ou une collectivité territoriale, dès lors qu’une loi ou une réglementation jugée trop contraignante entrave ses investissements, y compris ses prévisions de bénéfices futurs. Avec lui, on ouvre une boite de Pandore permettant aux intérêts privés de contester toute politique d’intérêt public.
Le nombre de cas d’arbitrages répertoriés découlant d’accords de libre-échange déjà contractés est monté en flèche passant de 38 en 1996 à 518 en 2012, avec un coût moyen de 5,8 millions d’euros par litige sapant, dans de nombreux cas, des politiques publiques et annihilant les capacités politiques des gouvernements. Ces poursuites juridiques viennent pour les deux-tiers de firmes multinationales mais aussi d’investisseurs spéculatifs, dans le cas des pays les plus touchés par la crise économique européenne. Ces fonds vautours, à la recherche de retours sur investissement rapide, réclament ainsi déjà, avant même la mise en oeuvre de TTIP « plus de 1,7 milliards d’euros de compensation à la Grèce, l’Espagne et Chypre » en utilisant les procédures d’arbitrage privés dans le cadre d’accords commerciaux sur les investissements actuellement en vigueur.